Les articles

Ex-Yougoslavie : portraits de jeunes en paix

A l’heure où le monde vit une période de guerre qui a pris au départ la religion pour prétexte, il semble intéressant de revenir sur l’initiative prise par l’ACAT cet été à Sarajevo, où 50 jeunes ont été réunis pour vivre la paix par le biais de l’art. Port

Jasmin - Si ! Il y a eu des agresseurs à Sarajevo ! Et ce sont les Serbes !
Zlatko - Non. La question n’est pas aussi simple.
Jasmin - Ah oui ! Et qui est l’agresseur alors? Les Musulmans ?

Le premier time together est mal parti. Jasmin, debout, droit sur ses longues jambes, les bras croisés, fixe Zlatko de ses yeux noirs d’ancien soldat de l’armée de résistance de Sarajevo. Zlatko, assis en rond avec le reste des jeunes du camp, est mal à l’aise. Cela ne fait que deux jours qu’il se trouve en Bosnie. Il est venu de Belgrade, en Serbie, malgré quelques craintes pour sa sécurité : c’est un ancien soldat de l’armée de Milosevic. Il a surmonté sa peur car il croit profondément en Dieu (il fait des études pour devenir prêtre orthodoxe). Mais là, il est mal à l’aise. Le retour sur la visite de la ligne de front de Sarajevo, qui se voulait réflexion commune sur la paix, a très vite débouché sur les tensions ethniques que les organisateurs voulaient à tout prix éviter. Surtout au deuxième jour du camp.
Finalement, c’est Dragana, l’artiste serbe, qui trouve les mots qu’il faut pour apaiser tout le monde : « Ecoutez, ici, nous sommes tous amis. Nous pouvons parler de politique, mais n’oublions jamais que personne d’entre nous n’est responsable de ce qui est arrivé. Nous sommes des jeunes qui produisent de l’art tous ensemble et qui tentent d’être amis. »
Le matin même, elle était partie au cœur de Sarajevo avec Jasmin, justement, et un animateur français pour chercher de la cire d’abeille chez une famille musulmane. En passant devant de grands immeubles détruits, devant la stupeur de l’animateur, elle avait glissé : « Nous avons les mêmes à Belgrade… »
Belgrade. C’est donc là que vit Zlatko. En fait, il y est réfugié. Il fait partie de ces Serbes qui ont dû fuir le Kosovo pour échapper aux violences de l’U.C.K. Et menacé, Zlatko l’était. Il a vu ses cousins mourir, sa maison brûler. Aujourd’hui, la situation en Serbie est très délicate. Le chômage est le seul horizon des jeunes qui ne sont pas dans la maffia. Quand on dit à Zlatko et à son ami Petar qu’il y a aussi de la violence en France, ils se regardent interloqués. Puis ils demandent quelle violence, et on leur répond voitures brûlées, racket, viols collectifs…Ils se regardent à nouveau, pensifs. Tout d’un coup, Petar lâche : « Vous, les Français, vous jouez toujours avec des fleurs. » Comme on lui demande de préciser, il explique : « Vous, vos bandits, ils sont gentils. Pas les nôtres. »
Petar vit à Subotica, Voïvodine, province hongroise de Serbie. Créatif, sympathique, doué pour les langues, le théâtre, la musique, il s’est bien débrouillé : il a trouvé une place de coursier à l’hebdomadaire Vreme. A Paris, avec son talent, Petar remplirait facilement certaines salles. A Subotica, il est coursier. C’est une des raisons pour laquelle il a la nostalgie de l’ancienne Yougoslavie : « Quand vous aviez ce fameux passeport rouge, dit-il les yeux brillants, vous pouviez aller où vous vouliez dans le monde. Presque partout, avec ce passeport rouge ! Aujourd’hui, je vais où, avec mon passeport « serbe » ? Je ne peux même plus aller me baigner en Croatie ! »
Leïla, de Sarajevo, a quelquechose en commun avec Petar : son père est mort pendant la guerre. Aujourd’hui, elle a dix-huit ans et un grand appétit de vivre. Elle aime rire et faire rire. Le deuxième soir du camp, elle a participé à une de ses scènes les plus fortes. Après le repas, assise sur les marches de l’escalier, elle discute avec Jasmin, l’ancien soldat, qu’elle connaît bien. Un animateur français s’approche et engage la conversation. A côté d’eux, l’animateur a remarqué Zlatko, solitaire et silencieux.
Leïla, pour faire rire le français, lui certifie en anglais qu’elle peut parler dans son langage. Et elle s’exécute en entrecoupant certaines syllabes incompréhensibles de mots français bien connus. Cela donne: « Paris manger dikla comment vas-tu de da bonjour goga rucha aurevoir debazou il fait beau n’est-ce pas ? » L’animateur rit et rétorque qu’il peut aussi parler serbo-croate. Lui aussi intercale certains mots bien connus en serbo-croate avec des sons inintelligibles. S’ensuit une conversation surréaliste, joviale et juvénile. Le rire est d’autant plus fort que l’émotion est montée : Zlatko en a profité pour se rapprocher de Jasmin. Il lui tend la main et chacun se présente. Pendant que Leïla et le français continuent leur délire, ils parlent, eux, dans un serbo-croate que seule Leïla, d’une oreille, peut comprendre. Mais le français, d’une oreille attentive, peut aussi comprendre l’essentiel : les deux hommes ont entamé une conversation d’un ton qui cherche des points d’accord. Tout d’un coup, les trois serbo-croates partent ensemble du même rire. Le français, surpris, demande ce qui se passe. Zlatko et Jasmin viennent de se rendre compte qu’ils partagent en fait la même chambre ! Jasmin, même pendant le camp, travaille comme veilleur de nuit et n’a jusque là pas eu le « temps » de dormir au camp ! Et Leïla, pudiquement, de reprendre la conversation en langage absurde avec le français pour laisser les deux anciens soldats ennemis continuer seuls leur réconciliation.
Quand on tentera, plus tard, de faire évoquer ce moment à Jasmin, en lui demandant maladroitement quel est son souvenir le plus fort du camp, il glissera sur la proposition : « Mon moment le plus fort, ça aura été de danser dans les rues de Sarajevo. Vous ne pouvez pas comprendre ce que cela représente. Dans cette ville, je me suis habitué(!) adolescent, aux bruits des bombes, aux bruits des balles, aux cris des mourants. Dans cette ville, j’ai appris à regarder la mort, à sauver, à tuer. C’est dans cette ville que mon frère a été blessé, dans cette ville que des amis à moi sont devenus fous à cause de tout ça. Alors danser dans cette ville, pour moi, c’est mon moment le plus fort. Vous, vous ne savez pas la valeur que ça a, de faire de l’art, ici. Pour vous c’est facile, mais pour nous, déjà faire des études c’est difficile, alors de l’art…»
L’animatrice de son atelier danse, Lidija, ne le contredit pas. Mais, pour elle, il n’y a pas que la dimension artistique: “Quand je leur ai dit que je partais deux semaines pour animer un atelier de danse dans un camp de jeunes en Bosnie, mes parents, des Croates comme moi, m’ont juste souhaité de bonnes vacances. Quand j’ai ajouté que les participants du camp seraient serbes, bosniaques, croates, français, kosovars, slovènes et macédoniens, mon père, pourtant tolérant et ouvert, m’a sèchement répondu : Impossible ! Ma fille, on t’a trompé. Ecoute, vas-y si tu veux, mais ce que tu me dis là, je ne peux pas y croire.”
D’ailleurs, Lidija n’en croit pas ses yeux : “Voir tous ces jeunes faire la fête ensemble, à première vue, c’est banal. C’est dans les moments où je me rappelle nos différentes nationalités que j’ai l’impression de vivre un miracle. Cette guerre a complètement brisé nos jeunesses, à Sarajevo ou ailleurs. Qu’elles se retrouvent aujourd’hui pour créer ensemble un espace authentique d’art et de paix, oui, je répète, c’est un miracle. Ma meilleure amie, à Zagreb, ne voudrait même pas s’asseoir à côté d’un Serbe. Alors, après le camp, j’inviterai Petar, et Zlatko, et Olga, et Igor et tous les amis serbes que je me suis fait dans ce camp à venir goûter aux délices des plages croates, comme avant. L’administration exige des papiers pour que leur voyage soit possible. Je signerai, je leur procurerai les papiers dont ils ont besoin. ”
A la fin du camp, lors du dernier time together, Zlatko et Jasmin ont proclamé leur amitié.

Extrait du « Courrier ACAT » de Décembre 2001 (Article de Sébastien Lanz)

Le camps ACAT, c’est quoi ?

Témoignage de Jeff RECAPET, directeur du camps ACAT de Sarajevo

« Le principe est simple : On monte tous un spectacle, on crée tous ensemble, on est tous dans la même galère. En plus on a de temps en temps des temps de réflexion, des temps d’apprentissage de la paix, de la religion. A Sarajevo, le spectacle s’est déroulé dans les ruines de l’ancien musée Olympique. C’est pour ça que le projet s’appelait « un Squat pour la paix ».Ce spectacle et le camp ont fait l’objet d’une médiatisation sans précédent. Les télés, les radios, les journaux, tout le monde. Même le ministre de la Culture devait inauguré le spectacle. Au dernier moment il a eu un empêchement. C’est dommage, mais ça nous a permis de constater une nouvelle fois que les Bosniaques n’avaient pas le même sens que nous de l’organisation. J’ai été choisi comme directeur du camp parce qu’au yeux de l’équipe d’organisation je présentais des gages de moralité et de sérieux. Et j’en ai eu besoin à Sarajevo… »

Extrait du « Courrier ACAT » de Décembre 2001 (Article de Sébastien Lanz)


De nouvelles ACAT en création ?

Les participants ex-yougoslaves connaissant presque tous un proche ayant été victime de la torture pendant la guerre, la sensibilisation à ce sujet aurait semblé déplacée. Il n’empêche que la forme prise par ce camps, basée sur l’expression artistique et la facilitation des relations de tolérance, n’a pas manqué de séduire ces jeunes au point que la plupart voulaient s’engager dans l’ACAT à l’issue du camp. Malheureusement, il n’y a d’ACAT dans aucun de pays de l’ex-yougoslavie. Certains ont donc proposer d’en créer. Leïla et Jasmin à Sarajevo pour la Bosnie-Herzégovine, Zlatko à Belgrade pour la Serbie, et Urosh à Ljubljana en Slovénie.[…].Et pour la Croatie ? Zoran, de Vukovar, aimerait d’abord faire un stage de six mois à l’ACAT-France.

Extrait du « Courrier ACAT » de Décembre 2001 (Article de Sébastien Lanz)